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Régis Debray : “Désormais, gouverner, c’est suivre et gérer les émotions collectives”

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Très intéressante interview, que je vous recommande de lire en entier

Source : L’Express, Anne Rosencher et Alexis Lacroix, 29/04/2018

Propos recueillis par Anne Rosencher et Alexis Lacroix

Le philosophe et écrivain Régis Debray proclame avec malice, dans son nouveau livre, sa banqueroute intellectuelle et politique. Explications.

 

[…]

 

Cela veut-il dire que vous avez renoncé à votre projet d’influence ?

Complètement. Le lien entre la pensée et l’action politique s’est rompu, et je m’en veux d’avoir passé tant de temps à le nier. Aujourd’hui les hommes d’influence, c’est Monsieur Bern ou Monsieur Bourdin. Le perçu tient lieu de conçu. Voyez la Libye en 2011, l’ambassadeur à Tripoli, un arabisant expert, n’a même pas été consulté. Il y avait, à l’École des hautes études en sciences sociales, deux ou trois spécialistes de la région, de son histoire, de ses tribus. Inconnus au bataillon. Les leaders d’opinion d’abord. En ce moment, on parle beaucoup de 68, c’est inévitable, il faut endurer [il rit de nouveau]. Mais en 68 la révolte respirait la littérature et la philosophie Sartre, Deleuze, André Breton, Althusser. Ils étaient sur les murs, dans les slogans et les discours. Je peux me tromper mais je ne sache pas qu’à Tolbiac on cite Edgar Morin, ou Arthur Rimbaud chez les zadistes. C’est peut-être mieux, le romantisme ne paye pas. Et le temps de lecture moyen a été divisé par trois en trente ans.

 

[…]

Vous dites : pas de jugement de valeur. Vous ne faites pas partie, donc, des pessimistes revendiqués, qui pensent que certaines brisures de l’époque nous conduisent droit vers des temps inquiétants…

Non. Des temps autres, qui finiront bien par trouver leur régulation. Un changement de portage, en l’occurrence, de l’hémisphère gauche à l’hémisphère droit du cerveau, ou de la pensée rationnelle au siège des émotions, n’est pas nécessairement une catastrophe. Le système nerveux collectif trouvera le moyen de se rééquilibrer. Pour l’heure, c’est vrai que l’atmosphère est à l’émotionnel et à l’impulsif. Dans la chose publique, c’est flagrant. Ce n’est pas seulement la vérité, c’est la pensée qui ne fait plus critère. Le règne de l’image, le haché menu de l’info et le tempo précipité donnent toute autorité à la posture, et donc à l’imposture, si besoin est. C’est troublant de voir à quel point l’action politique s’est décrochée de l’histoire. Avec l’invasion de l’instant, il y a une perte de perspectives, on ne déclare plus la guerre, on la tweete. La profondeur de temps disparaît. Clio n’est plus la muse de nos hommes politiques – je parle de l’après-Mitterrand, avant l’âge économique où nous sommes.

 

[…]

Questionner l’émotion, l’image, c’est un blasphème. On se souvient de la volée de bois vert que s’était attirée Michel Onfray pour avoir commenté avec distanciation l’effet politique né de la photo du petit Aylan, justement. Il s’était quasiment fait traiter de nazi…

Il y a certainement une brutalisation des rapports humains, qui va de pair avec l’immédiateté et l’ubiquité des communications. Le smartphone ne favorise pas le discours en trois points… et les noms d’oiseaux arrivent tout de suite. En ce sens, on peut dire qu’il y a une sorte de régression. Ce qui m’ennuie le plus, c’est le rétrécissement du vocabulaire. Il y a un tel racornissement de la langue… Mais chaque révolution médiologique a toujours été une tempête sous les crânes. Platon a décrit la naissance de l’écriture alphabétique comme un traumatisme, la fin de l’autorité des anciens, la disparition de la mémoire vive puisque tout serait désormais déposé sur des supports inertes. Chaque fois qu’il y a cassure, hiatus, saut technologique, il y a de la panique ou du déboussolement. Restons calme. La fin d’un monde, le mien en l’occurrence, n’est pas la fin du monde.

[…]

l’utopie, en l’occurrence, c’est l’Europe, cela fera des réveils difficiles.

En quoi ?

On peut toujours créer un Conseil ou un Parlement par un traité mais on ne crée pas un peuple européen par décret. Mettre le parlement avant le peuple, c’était mettre la charrue devant les boeufs. L’Europe unie comme acteur politique est morte de sa belle mort, comme Valéry l’avait pressenti en son temps, avec sa fulgurante lucidité. L’Europe comme entité stratégique n’a jamais pris naissance faute de se donner une frontière, une doctrine, une armée autonome et une chaîne de commandement qui n’aboutirait pas, comme l’OTAN, au bureau Ovale. Les manoeuvres militaires en France se font en anglais, dans les normes opérationnelles du Pentagone. Reste à sauver une singularité culturelle incomparable, ce mélange contradictoire, je reprends les termes de Valéry, de quatre vertus, l’imagination, la confiance, l’esprit critique et le scepticisme, mais cela aussi expire sous nos yeux, emporté et laminé par le mainstreamd’outre-Atlantique.

Dans un texte paru dans Le Monde et consacré aux obsèques de Johnny Hallyday, vous notiez – en le déplorant – que le showbiz semblait être devenu “un nouveau corps d’Etat”… Qu’entendez-vous par là ?

J’ai toujours aimé et apprécié l’État-spectacle, qui exige une symbolique, une langue et de la distance entre la scène et la salle. C’est la grandeur et la force du théâtre. L’État séducteur, lui, veut du brouhaha et du tactile, du live. C’est par là que le show bizz s’est intégré dans l’officialité par sa capacité à produire de l’immersion en masse et en direct. Trois présidents de la République en rang pour dire adieu à Johnny Hallyday, ni un parolier ni un compositeur, mais un clone du King, et les Hells Angels sur les Champs-Élysées, escortés par la garde républicaine. Personne pour dire adieu à Pierre Boulez qui a animé et dirigé la musique contemporaine, en France, pendant un demi-siècle. Cela dit tout. On ne peut plus rien attendre de notre classe dirigeante, l’énarchie au pouvoir, que du suivisme et de l’aliénation. Désormais, gouverner, c’est suivre et gérer les émotions collectives, autrement dit : se mettre en scène au petit écran et négocier les “couv” de Paris Match.

Lire la suite sur : L’Express, Anne Rosencher et Alexis Lacroix, 29/04/2018

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